« La splendeur qui était tout autour était semblable à celle de l'arc-en-ciel, lorsqu'il se forme dans la nuée un jour de pluie » (Ezéchiel 1, verset 28)
Le livre d'Ezéchiel est un texte d'une richesse poétique et d'une puissance symbolique inégalées. Les visions mystérieuses de ce prophète hébreu en exil à Babylone, qui apparaît également dans le Coran sous le nom de Dhul Kifl, ont donné naissance à des mots et des images dont le souffle a nourri l'histoire des hommes et de l'art. La tradition chrétienne interprète la vision du chariot de Dieu, le tétramorphe, quatre animaux qui « avaient la ressemblance d'un homme » et qui étaient « comme des charbons de feu ardent », comme la représentation allégorique des Evangélistes Luc, Marc, Mathieu et Jean. Elle apparaît dans d'innombrables peintures et sculptures, La Vision d’Ezéchiel de Raphaël au Palazzo Pitti de Florence, le tympan préservé de la Cathédrale de Maguelone. Les paraboles du livre d’Ezéchiel, le bois de vigne, le grand aigle et la cime d'un cèdre, la lionne et ses lionceaux, illustrent le courroux de Dieu, ses reproches et menaces contre l'idolâtrie, des prophéties contre les nations, mais aussi la promesse des temps messianiques et de l'Alliance de paix, l'espérance et la fin de l'exil. Ainsi la vallée désertique des ossements, la vision des os desséchés qui reprirent vie, cette résurrection que Michel-Ange a peinte dans la fresque du Jugement dernier : « Mon peuple, voici, je vais ouvrir vos sépulcres et je vous tirerai hors de vos sépulcres » (Ezéchiel 37, verset 12).
« Je vis donc, et voilà un tourbillon de vent qui venait de l'Aquilon, une grosse nuée ; et un feu qui l'environnait, et une splendeur tout autour, au milieu de laquelle on voyait comme un métal qui sort du feu » (Ezéchiel 1, verset 4)
De même que les grands textes fondateurs de l'Ancien Testament, les mystères de la lumière et de l'apparition, les questions de vibration, de métamorphose et de perception sont au cœur de l'œuvre et de la réflexion de Carole Benzaken. Le récit que je lui fis de l'église qui précédait Sainte-Anne en son emplacement, dont les voûtes regorgeaient d'ossements humains retirés des anciens charniers, devait la convaincre du lien avec son travail récurrent sur Ezéchiel 37, un entrelacs de symboles tant personnels qu'étrangers qui convergeaient. Les cuves Saviv saviv, du dessèchement à la résurrection par le tamis de la lumière, étaient un premier pas. Il fut suivi de la conception de la structure YOD qui allait héberger ces dernières, véritable sculpture éphémère en soi et pilier de l'exposition. Yod est la dixième lettre de l'alphabet hébreu et l'initiale du prénom du prophète Yechezq'l , « Dieu fortifiera ». Elle représente la main qui féconde, qui sème, qui transmet, le germe, la graine qui si petite qu'elle soit contient l'Arbre. De forme semblable à la lettre, cette structure a deux faces distinctes, celle de l'extinction et celle de l'éblouissement, celle de « l'airain très luisant », du « métal qui sort du feu ». Faut-il y voir une chapelle dans l'église, un tombeau, un mausolée, un tumulus, le souvenir d'un temple oublié, d'une tente de pèlerinage, ou bien la seule chimère d'une artiste conquise par la beauté d'un texte qui célèbre la musique des vivants contre le vacarme des morts ?
« Southern trees bear strange fruit / Blood on the leaves and blood on the root / Black bodies swinging in the southern breeze / Strange fruit hanging from poplar trees »
« Les arbres du Sud portent un fruit étrange / Du sang sur les feuilles et du sang sur les racines / Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud / Un fruit étrange suspendu au peuplier »
Ces vers sont extraits d'une chanson composée en 1946 par Abel Meeropol et interprétée par Billie Holiday. La force imagée des mots donne à un épisode sinistre de l'histoire, les Necktie Party, la pendaison des noirs dans le Sud des États-Unis érigée en spectacle, une portée allégorique et universelle. Tel un arbre nu en hiver, noyé dans les vapeurs de la brume, dans la fumée d'un crépuscule sur une terre chaude, Strange Fruit, tout de verre feuilleté, lance un dernier écho ombrageux aux vitraux sans nuances de Sainte-Anne. Le cycle, encore, de la naissance, de la mort et de la résurrection. L'exposition conçue par Carole Benzaken pour Sainte-Anne est sans doute la plus littéraire, ou mieux textuelle, que ce lieu ait connue. Les mots, les lettres donc, y tiennent autant leur place, qu'ils soient visibles ou enfouis, que les œuvres mêmes. Les visions nées de nos songes ont toujours l'évanescence d'une parole diluée et d'une image engendrée, l'une et l'autre à jamais confondues.
Commissariat : Numa Hambursin